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André de Cortanze : "Je me levais le matin en pensant au Mans"

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Portrait
25 avr. 2019 • 10:00
par
Laurent Mercier

Pour un passionné d’endurance, discuter avec André de Cortanze est une chance. Mieux, c’est un honneur. Au plus fort de sa vie professionnelle, l’homme se faisait très rare dans les médias. Son truc à lui, c’est la technique, pas les journalistes. Retiré de la compétition automobile, même s’il roule en karting dès qu’il le peut, l’ingénieur-pilote a accepté de nous recevoir chez lui sur les hauteurs de Bandol. Son immense carrière mériterait sans aucun doute un livre et il n’était pas question de la retracer en quelques heures. Vous n’imaginez pas le nombre de jeunes qui sont tombés dans la marmite Endurance grâce à ses prototypes. Qu’elles soient Alpine, Peugeot ou Toyota, vous connaissez forcément ses œuvres d’art motorisées.

 

Quand vous serrez la main à André de Cortanze pour la première fois, qui plus est à son domicile, un sentiment étrange vous envahit. Moi qui aie regardé avec émerveillement ces Toyota GT-One tourner au Mans à la fin des années 90, je me retrouve dans un canapé face au géniteur de cette merveille. La vie réserve parfois des rencontres improbables.

 

Quel est votre regard sur le sport automobile actuel ?

 

« Déjà, j’ai eu la chance de pouvoir être pilote-ingénieur, ce qui n’est plus possible aujourd’hui. Comme Henri (Pescarolo), on pouvait tout faire dans une voiture. En travaillant sur les règles, on peut devenir le roi de l’innovation. Dans les Formule 1, il y a des boîtes alignées par rapport aux roues. Le principe est de faire quelque chose à l’extérieur de ces boîtes mais tout le monde arrive aux mêmes conclusions car le règlement brime les ingénieurs.Tous les constructeurs ont désormais un gros ordinateur. Les logiciels d’aéro numérique sont basés sur les mêmes lois. Ils arrivent donc tous au même résultat. Les capacités de calcul sont beaucoup plus fines. Lorsque j’ai commencé chez Toyota, on traitait 1500 points de maillage aéro dans la journée et on était content. Maintenant, on parle de 50 000 points ! On divise la surface en 50 000 petites parties, ce qui rend le maillage plus fin et le résultat d’analyse beaucoup plus précis.

 

Les prototypes actuels descendent tous de la Toyota GT-One. Avec des courses de GT-One, je suis d’accord pour revenir (rires). L’auto était extraordinaire avec ses 750 chevaux en qualif. De nos jours, c’est plus de 1000 chevaux avec un système hybride. La technologie est très médiatisée et politisée. C’est tout de même une intoxication sur les plans médiatique et politique. »

 

La Toyota GT-One restera comme votre plus beau projet ?

 

« C’était un grand bonheur de concevoir cette auto. Pour que la GT-One soit homologuée pour la route, la hauteur de pavillon était plus haute de 11 cm. On se souvient que la Mercedes avait, pour sa part, un toit plus bas. Je regrette de ne pas avoir pu aller au bout avec la GT-Two qui avait un toit plus bas et une efficacité de 8% en plus. Elle était complètement dessinée. On devait la GT-One à un contrat des concessionnaires Toyota au Japon. Je suis allé défendre la GT-Two, mais l’usine ne voulait entendre parler que de Formule 1. »

La GT-One a de suite été dans le coup ?

 

« Dès qu’on l’a mise sur la piste, elle a été dans le coup. Il a même fallu ralentir les pilotes durant les qualifications, sinon des autos ne rentraient pas dans les minimas de 107%. J’ai eu la chance de la piloter pour mes 60 ans. J’aurais rêvé de la piloter en course. Elle était d’un confort incroyable en bénéficiant de tout ce que j’avais appris de la 905. »

 

Les prototypes disposent maintenant d’un aileron de requin. Une bonne chose selon vous ?

 

« C’est pour moi une mauvaise chose même si cela augmente la stabilité. Si une auto part en travers, elle tourne en sens inverse, ce qui n’est jamais bon. L’arête dorsale évite tout de même à l’arrière de s’écraser. L’Endurance prend la même voie que la F1 au niveau du look. J’avais fait le choix d’avoir des ailes étroites sur la GT-One pour un meilleur refroidissement. L’arche des roues était ouverte et personne ne m’avait demandé pourquoi. Une arche complète prend la moitié du pare-brise. On a vu que les pilotes Audi avaient des accidents car ils ne voyaient pas sur les côtés. La 905 filait à 300 km/h avec 1200 kg d’appui, la GT-One 1800 kg et la 905 Evo 2 2800 kg. On sait faire de l’appui. La GT-One a été pensée uniquement pour l’Everest, à savoir Le Mans. »

Quels pilotes vous ont impressionné durant votre carrière ?

 

« Il y en a beaucoup, mais trois sortent du lot. Je dirai en premier Patrick Depailler qui était un talent pur qui prenait la vie du bon côté. Ensuite Ukyo Katayama qui avait une résistance psychologique et physique incroyable. Au Mans, il était capable de battre 17 fois le record de la piste entre 4 h du matin et 16 h. Le troisième est Allan McNish. Il était d’une précision dans les réflexes. Il avait une sensibilité aéro et mécanique hors du commun. Malheureusement, les trois n’ont pas eu la carrière qu’ils méritaient car ils étaient trop bien élevés. Maintenant, on ne roule plus au talent. Les pilotes de F1 sont de vraies bêtes de simulateur, c’est une autre façon de voir la vie. »

 

Pensez-vous que l’automobile a encore de l’avenir ?

 

« C’est toujours un objet de liberté, mais de liberté surveillée. Je suis content de ne pas avoir d’enfant dans le sport automobile. J’ai fait la même chose que mon père et mon nom a aidé, c’est sûr. J’ai dirigé l’école de pilote du Circuit Bugatti avant de rejoindre Alpine. Mon père m'a beaucoup aidé sur la droiture en course et l'intégrité. »

 

Quelle auto gardez-vous en mémoire ?

 

« Il y en a deux. L’Alpine A441 qui est la première auto que j’ai faite entièrement sauf la partie aéro qui était l’œuvre de Marcel Hubert. Elle a gagné toutes ses courses, ce qui pour moi est très fort. C’est la seule voiture de ma conception qui a tout gagné sous mes ordres. Bien sûr, il y a la Toyota GT-One même si c’est aussi l’une de mes souffrances car elle n’a pas gagné Le Mans. Le Mans est une très grande épreuve mécanique. Il faut boucler 500 tours, faire rouler trois pilotes, il y a 34 000 changements de vitesse, 61 000 coups de frein. Il faut un vrai concours de circonstance pour que l’auto parvienne à éviter les pièges. »

 

Le Mans demande une abnégation totale ?

 

« Je me levais le matin en pensant au Mans. Je pensais à ma voiture et à rien d’autre. Je ne donnais pas d’interviews car il fallait se protéger de tout le monde. Sinon, on ne peut plus diriger. C’est un grand isolement. Les Toyota, c’était comme mes filles. En F1, on perd une course, on peut se refaire 15 jours plus tard. Le Mans, c’est un coup sec, mais c’est une école extraordinaire d’humilité. Si on prépare Le Mans de l’année suivante à l’arrivée de l’édition précédente, c’est déjà trop tard. »

Les essais sont importants ?

 

« Il faut tout prévoir, provoquer les situations. Quand Ukyo a crevé à 20 minutes de l’arrivée en roulant sur un morceau de carbone, on ne pouvait pas le prévoir. Sur nos essais privés de 32 heures, on provoquait dix incidents avec cinq incidents communs sur les trois voitures. Par exemple, que faire si un siège casse ? Parfois, on simulait une panne. Chez Toyota, on épuisait les pilotes avant les autos. Il fallait aussi être ingénieux. (il sourit). Par exemple, il fallait un essuie-glace sur la voiture, mais le règlement ne précisait pas la taille. Sur la 905, j’avais eu l’idée de mettre un essuie-glace de phare en qualif’. J’ai eu la chance de piloter toutes mes autos sauf la Pescarolo. La 905 et la GT-One avaient le même géniteur, mais elles étaient différentes. La 905 était plus typée monoplace avec ses 150 kg de moins. »

Tout était dans le détail ?

 

« Entre le premier roulage de la GT-One le 23 décembre et la 1ère course, il y a eu 1500 modifications. A l’issue d’un test de 32 heures, j’avais un cahier complet de modifications. Entre le 1eret le 2eLe Mans, l’auto était très proche. Il y avait juste une petite bosse en moins sur le capot. On parle de 6 millimètres. C’est cela aussi l’art du détail… La Toyota GT-One a été faite du 3 janvier au 23 décembre sans planche à dessin, mais avec l'aide de logiciels tels de Catia et Computervision. J’ai trois cahiers complets de dessins de la GT-One. J’ai réellement travaillé dessus de janvier à avril. Ensuite, on ne parlait que de détails. »

Il y a quelque chose que vous aimeriez promouvoir ?

 

« Pourquoi pas une Formule 1 avec un copilote qui s’occuperait des réglages sans aucune liaison avec le stand. J’aimerais promouvoir cela. »

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